— NOUS sommes encore loin ? demanda Jeanne.

— Je ne sais pas, dit Walt. Il lui tendit un hot-dog froid entre deux tranches de mie que la moutarde avait détrempées. Elle remercia avec un sourire en faisant « non » de la tête. Il le mangea. Elle se demandait si c’était dans cinq minutes ou dans cinq heures qu’elle tomberait du ciel vers celui qu’elle avait tant cherché. Son bonheur noyait son impatience. Elle éprouvait une sorte d’immense calme ensoleillé, un bien-être chaud, tranquille, sans remous, sans limites. Après s’être battue et battue encore contre les ronces, les cailloux, les talus, les à-pics, les souches, les fondrières, elle se trouvait tout à coup au centre d’une grande plaine plate, lumineuse, sans obstacles, toute couverte de douceur dorée. C’était fini, plus de bataille, c’était la paix. Elle arrivait, dans cinq minutes, ou dans cinq heures…

Au début, lorsqu’elle avait su, tout à coup de façon certaine, qu’elle allait retrouver Roland, elle avait failli perdre son équilibre, comme un tireur à la corde quand la corde se rompt. Les premières heures passées dans une chambre militaire, elle ne savait où, après sa visite à la Maison-Blanche, avaient été des heures folles. Elle avait ri, sangloté, s’était roulée sur son lit, frappé la tête à deux poings, mordu les poignets. Elle avait parlé toute seule, à elle-même, à Roland, essayant de le convaincre, de se convaincre, que c’était vrai, que la grande bataille de la séparation était vraiment bien terminée, que ce rendez-vous où elle l’avait en vain attendu allait enfin avoir lieu et leur couple séparé se refermer sur lui-même, pour toujours.

Alors était venue la peur. Jeanne avait réalisé brusquement à quel point elle avait physiquement changé. La bataille avait fait d’elle un combattant, sec et dur. Au contraire de tant de femmes qui, avec l’âge, deviennent rondes et molles et se mettent à pendre, elle s’était contractée, sa douce chair s’était repliée en muscles autour de ses os, la peau de son visage s’était plissée en petites rides sèches autour des yeux, en grands sillons autour de la bouche, elle avait perdu les rondeurs, les vallons et les collines, les douces courbes innombrables qui font d’un corps de femme, pour l’homme qui en est amoureux, un paysage qu’il n’en finit pas de découvrir et que chaque mouvement rend nouveau comme au jour de la création.

Au milieu de la nuit, prise de panique, elle se leva, arracha le pyjama militaire qu’on lui avait donné, et courut vers le lavabo. C’était un lavabo militaire, surmonté d’un miroir militaire, c’est-à-dire juste assez de miroir pour permettre à un militaire de voir ses joues et son menton quand il se rasait. Jeanne se regarda par morceaux, de haut en bas, monta sur une chaise, se tordit pour essayer de se voir le dos, et ce qu’elle ne put pas voir, elle le tâta …

Les épaules ? … Oui les épaules étaient assez belles, bien droites, sans empâtement à la base du cou. Mais les clavicules…

Les seins ? Oh mon Dieu ! Les seins qu’il avait tant aimés, les seins dansants, tendres, flexibles, juste assez abondants pour ne pas être débordants, juste assez généreux pour ne pas être chiches… Ils avaient perdu leur substance, ils s’étaient rétractés, ils… Non ils ne pendaient pas. Pour pendre il en aurait fallu davantage… Mais pourtant ils… Elle se redressa et leva les bras, et elle vit dans le miroir une poitrine de vieille fillette… Elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer, elle continua son inventaire, c’était mieux, plus bas, le ventre plat, les hanches minces, pas un cheveu blanc dans le pubis, les longues cuisses. Un derrière de garçon… Non… De vieux garçon… Elle avait cinquante-trois ans…

Elle se jeta sur son lit en sanglotant, se calma peu à peu, puis sourit, puis se mit à rire. Pour lui aussi le temps avait passé. Il allait avoir cinquante ans dans trois semaines. Il était peut-être devenu le quinquagénaire français classique, avec une brioche et une calvitie rose… Elle se laissa aller au fou rire, elle en avait besoin. Il serait comme il serait, quel qu’il fût devenu il serait beau, il serait merveilleux. Elle venait vers lui telle que les années, les épreuves et les maladies, et aussi son courage et son obstination l’avaient faite. Elle était ainsi, elle aurait pu être autrement, elle était toujours la même.

Car à l’intérieur d’elle-même absolument rien n’avait changé. Il la reconnaîtrait comme elle le reconnaîtrait, même s’il était devenu très vieux, borgne et cul-de-jatte. Ils se retrouveraient dès le premier instant, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Mais la veille où ils s’étaient quittés était à l’autre bord d’un trou immense. Ils allaient avoir tellement, tellement de choses à se dire… Jusqu’à ce que le trou fût bouché… Cela leur prendrait peut-être toute la fin de leur vie, vers laquelle ils iraient paisiblement ensemble, la main dans la main, lui avec sa brioche et sa calvitie, elle avec son derrière zéro et ses seins virgules. Elle s’endormit.

Cela se passa très vite. Une lampe s’alluma près du téléphone, Walt grogna, dit « On y est », se leva et alla ouvrir la porte. Il accrocha au câble de la cabine l’extrémité de la sangle du parachute que Jeanne avait endossé dès le départ et qu’il avait vérifié deux fois. Il le vérifia une troisième fois, conduisit Jeanne devant l’ouverture, la lampe clignota, il cria « Go ! » et avança la main pour la pousser, mais elle avait déjà sauté.

Le Grand Secret
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